Une petite danseuse en herbe !

"Il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile qui danse". F. Nietzsche

M.
Une petite fille classée « HP » à la sensibilité très particulière.

Elle aura d’ici quelques jours 6 ans, et vient à la danse depuis presque une année.

A son arrivée, renfermée sur elle-même, le regard au sol, elle n’ose ni danser, ni parler. C’est dans un cours de danse classique avec des enfants plus âgées, que je la vois évoluer dans la danse.

Souvent, elle arrive au cours un peu en retard, le regard fatigué, une mèche de cheveux dans sa bouche et la tête penché d’un côté. Les trois ou quatre premières leçons, elle fait un peu de barre à contre cœur.

Ensuite elle décide ne plus vouloir du tout.

Au départ, je lui dis que si elle veut participer à ce cours, il faut qu’elle fasse la barre et tout le reste. Je sens sa retenue. Je sens qu’elle ne veut pas, ou plutôt, qu’elle ne peut pas. Et je commence à comprendre que ma façon de faire n’est pas la bonne.

Au cercle de paroles du début du cours, elle ne dit rien, elle écoute, parfois elle a même les larmes aux yeux. Je me demande si on la force à être là ? Mais je n’en sais rien. Je sens juste qu’il faut qu’elle soit là, avec la sensation que le partage de toutes ces paroles qui dansent est très important pour elle. D’écouter les autres petites filles raconter, lui est bénéfique.

Trois mois après son arrivée, elle ne danse toujours pas, on prépare un spectacle. Toutes mes élèves sont excitées à l’idée de travailler une chorégraphie et de monter sur scène. Elle ne veut pas danser, par contre je sens qu’elle a envie de participer, d’être au milieu de ses camarades, se joindre à cette euphorie d’une certaine manière.

Et je décide qu’elle participe, même sans danser. Moi-même, je dois franchir des étapes à l’intérieur de moi, j’ai été éduquée que sur scène on ne met que ce qui est beau, et bien travaillé. Je lui trouve une place dans la danse qui est centrale, la danse immobile au milieu de ses camarades danseuses. Et je sais qu’elle ne dansera pas, du moins pas physiquement.

Pour moi c’est dur, je lutte contre mes résistances et par moment elle m’énerve.

Arrive le jour du spectacle, ses parents et grands-parents sont très déçus qu’elle ne danse pas, depuis leur place de spectateurs ils faisaient des gestes en lui disant « danse, danse ». Pourtant ils avaient été avertis qu’elle ne danserait pas, mais pour eux ça été très difficile.

Oui elle ne dansait pas, dans tous les cas pas comme on s’y attendait... mais elle avait déjà fait tellement de progrès, simplement le fait de monter sur scène, ses bras en bas, la tête haute. A un certain moment une de ses camarades devait lui saisir la main et l’emporter dans un mouvement. Si dans les répétitions il lui a fallu plusieurs semaines pour lever sa tête, et tendre sa main. Là, sur scène, elle se tenait droite, n’avait pas ses cheveux dans la bouche, et tendait la main au moment opportun de sa danse immobile. Toutes les petites filles dansaient joyeusement, et elle, elle restait sur place. Je sens que le fait d’avoir été acceptée sur scène même sans danser physiquement sera le début de sa danse.

Les vacances d’été, huit semaines d’absence. Je ne suis pas sûre de la voir revenir, je me disais que les parents découragés ne me la ramèneraient pas. Mais le contraire s’est produit ! Malgré qu’ils eussent déménagé, et que l’horaire du cours de danse ne les arrangeait pas du tout, ils tenaient à ce qu’elle continue à suivre les cours. Peut-être que malgré tout, eux-aussi ont commencé à sentir un changement.

Je l’accueille après les vacances, en lui disant qu’elle peut venir danser quand elle se sentira, et au moment où elle le sentira. Je lui laisse la liberté. Je la laisse dans les bords. Elle commence par moment à venir d’elle-même à certains exercices qu’elle aime, surtout la souplesse. Je pense qu’elle participe à un quart de la leçon. Quand elle décide d’entrer dans le cours, je ne dis rien et la corrige comme les autres, comme si elle était là depuis le début. Quelques semaines plus tard, elle fait quelques exercices du milieu, mais toujours en ma compagnie, elle n’arrive pas toute seule.

A la fin du cours, je propose toujours un jeu que les enfants peuvent choisir, mais M. ne participe pas. Elle s’assoit à côté de moi et regarde.

Tous ces mois, je l’observe, elle est dans les bords, elle regarde attentivement ses camarades danser. Et je perçois quelques timides mouvements de danse. Je la laisse.

Au cercle de paroles, elle commence à parler le sourire aux lèvres. A raconter elle aussi ce qu’elle fait la semaine. Les autres enfants l’écoutent attentivement. Mais sa danse pour l’instant reste fragile.

Les semaines s’écoulent et son attitude est toujours plus joyeuse. Ses entrées dans le cours toujours plus assurées et plus fréquentes.

Jusqu’à aujourd’hui, où après le cercle de paroles, je la regarde, et je vois qu’elle ne va pas s’assoir dans les bords, elle reste proche de moi. Je la regarde en lui demandant : « veux-tu faire la barre ? » Elle me répond que « oui » avec un hochement de tête et le regard joyeux. Toutes ses camarades sont heureuses de l’accueillir au milieu d’elles, elles s’en prennent soins, en lui montrant les mouvements, les positions. Mais elle sait tout, parce que depuis les bords ça fait déjà presque une année qu’elle danse.

Je me demande si elle va faire toute la barre ? Oui elle reste ! Elle me demande même si elle peut tout faire... Elle participe entièrement au cours. Pour les exercices du milieu je m’approche d’elle pour l’accompagner, et d’après son regard, je comprends qu’elle n’a plus besoin de moi.

Aujourd’hui, le mardi 4 décembre 2018, M. a dansé tout le cours, après avoir suivi mes leçons pendant 10 mois, en grande partie depuis les bords.

Écrit le 4 décembre 2018

Aujourd'hui M. a 10 ans, et c'est la seule enfant de cet âge, qui au dernier spectacle (mai 2023), est montée sur scène avec sa propre chorégraphie en solo. Par la grâce de ses mouvements, elle a su transporter le spectateur dans son univers... de petite danseuse en herbe !

Giuseppina Manta